, Portrait de l’artiste en bourgeois

Portrait de l’artiste en bourgeois

1Portraits d’ateliers est le deuxième ouvrage de la collection « Iconographie en débat », née à l’occasion de la réédition de Peintures murales de la France gothique d’Yves Bonnefoy, en 20121. Cette collection, dirigée par une professeur d’histoire de l’art, Daniela Gallo, et un professeur de littérature française, Daniel Lançon, de l’université de Grenoble, a pour vocation de faire connaître les débats qui ont animé et animent encore l’iconographie depuis une cinquantaine d’années, en publiant des recueils d’images commentés par des spécialistes.

2Portraits d’ateliers est une réédition d’un album de photographies d’artistes dans leur atelier, édité à la fin du xixe siècle par un photographe collectionneur, Réségotti, accompagnée d’une introduction de Pierre Wat, d’un texte sur la genèse de cet album de Jérôme Delatour, et de notices accompagnant les images, rédigées par Cédric Lesec.

3Le titre original inscrit sur l’album était, modestement, celui d’« Ateliers ». Le choix du titre « portraits d’atelier » par P. Wat n’est pas anodin. L’expression « portraits d’atelier » insiste sur l’image de l’homme, en l’occurrence de l’artiste, véhiculée par ces photographies.

4L’expression semble, en outre, par sa ressemblance avec des expressions figées comme « portrait en pied », « portrait d’apparat », « portrait de groupe », etc., indiquer l’existence d’un genre particulier de portrait d’artiste, le « portrait d’atelier », qui témoignerait de la popularité de l’image de l’artiste ainsi représenté, et justifierait que l’on s’intéresse à sa signification pour mieux comprendre la perception de l’artiste à la fin du siècle. Comme l’a montré Bernard Vouilloux lors d’une conférence intitulée « La vie d’artiste au xixe siècle, entre faits et fiction », et faite au Musée d’Orsay en 20112, le roman d’artiste est devenu, au xixe siècle, un véritable genre. Dans les fictions d’artistes reviennent un certain nombre de scènes topiques, comme la description de l’artiste au travail dans son atelier. Cette représentation, exceptionnelle avant le xixe siècle et Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, premier du genre, est devenue possible lorsque critiques et écrivains se sont intéressés non plus simplement au tableau réalisé, et à l’histoire qu’il raconte, comme la théorie de l’ut pictura poesis invitait à le faire, mais à la facture du tableau elle‑même, à son matériau. Ces scènes topiques de fiction ont, comme le montre B. Vouilloux, informé les représentations de l’artiste, et gravures et photographies reprendront ce topos romanesque3.

5C’est bien à la question de la représentation de l’artiste et à son évolution au cours du siècle que s’intéresse P. Wat dans son texte introductif d’une douzaine de pages intitulé « La domestication de l’artiste ». Le complément du nom du titre, « ateliers », est cependant tout aussi significatif que le choix du terme « portraits ». L’« atelier » s’est ici substitué à l’« artiste », comme si l’artiste disparaissait, en quelque sorte, derrière son atelier, dont l’image figée et mise en scène se substituerait à lui. C’est en effet ce double phénomène d’exhibition et d’effacement paradoxal du personnage de l’artiste dans l’imaginaire social au cours du xixe siècle que démontre P. Wat.

6Comme le titre de son introduction, « La domestication de l’artiste », l’indique, l’évolution de la représentation de l’artiste au cours du xixe siècle est celle d’une appropriation et d’une réification. Pour souligner cette évolution, P. Wat commence par comparer les images de cet album réalisé vers 1890 aux galeries que Turner a fait construire dans sa propre maison au début du siècle. Turner avait déjà compris que l’amateur de peintures désirait entrer en intimité avec le génie de l’artiste tout autant qu’avec ses œuvres. Il avait ainsi aménagé un espace dans lequel il mettait en scène aussi bien son intimité que ses œuvres. Cet espace était en réalité un décor puisqu’il vivait dans une autre maison, et l’atelier demeurait clos. Turner avait en revanche percé un trou dans la cloison de cet espace, afin de pouvoir espionner les acheteurs. L’artiste romantique restait ainsi le principal voyeur. À la fin du siècle, les résistances des artistes à l’exhibition sont tombées, et c’est au cœur de leur atelier, désormais ouvert, qu’ils se font prendre en photo.

7C’est bien le romantisme qui est à l’origine de ce désir de voir le lieu de création des œuvres. La sacralisation de l’artiste fait de son lieu de création un lieu de culte. L’atelier est en effet considéré comme le miroir du génie de l’artiste. C’est pour vendre, et parce que le mécénat s’écroule que les artistes vont ouvrir leurs ateliers, vont accepter de faire la publicité de leur inspiration.

8P. Wat rappelle brièvement les étapes de cette mise en scène publicitaire de soi. David organise d’abord l’exposition payante des Sabines. Horace Vernet organise une exposition dans son atelier, en 1822. Mais si, au début du siècle, l’atelier est un lieu de vie et de rassemblement d’artistes, un lieu en marge des lieux académiques de l’art où peuvent être exposées les toiles avant-gardistes, l’atelier fin de siècle n’est plus qu’un lieu où l’on pose. La vie et le mouvement ont disparu des photos de l’album. Comme le note P. Wat, les artistes y apparaissent seuls et les seuls animaux présents sont empaillés :

L’atelier de 1890 a tout du sanctuaire, mais ceci au prix d’une pétrification qui emporte les hommes et les œuvres. (p. 11)

9La « domestication » de l’artiste repose sur la transformation de l’image de l’artiste romantique en un type d’artiste bourgeois, type familier, dans lequel l’amateur de belle peinture peut se reconnaître. Cette « domestication » repose principalement sur deux phénomènes à l’œuvre dans les photographies.

10Les photographies de l’album n’ont, tout d’abord, rien de naturel et répondent aux codes d’un genre. P. Wat fait remonter le genre du portrait d’artiste en atelier à un genre journalistique né dans les années 1840 : le reportage en atelier. Des articles accompagnés de gravures paraissent dans des journaux comme L’Illustration, L’Artiste, Le Monde Illustré et La Revue illustrée. Aux gravures succéderont bientôt des photographies. Cette mode eut son équivalent en Angleterre et la série de Joseph Parkin Mayall, Artists at Home, remporta un grand succès dans les deux pays en 1884.

11Dans ces reportages comme dans l’album de 1890, tout est mis en scène. Les artistes viennent « jouer à l’artiste » dans un décor. Il ne s’agit pas de surprendre le spectateur mais de lui offrir une image conforme à celle qu’il avait déjà. Les représentations de l’artiste au travail, censées saisir l’instant, sont, sans que ni le photographe ni l’artiste ne cherchent à le dissimuler d’aucune façon, des reconstitutions figées. La plupart des artistes posent, la palette à la main, devant des tableaux déjà encadrés. Il s’agit donc moins de présenter les œuvres en cours d’exécution que celles qui ont déjà connu le succès. Les photographies ne présentent rien que de déjà connu. Ce qu’il y avait ainsi de subversif dans la représentation de l’atelier au début du siècle, la représentation d’une œuvre en devenir, dont la stabilité des contours était ainsi remise en question, est ici neutralisé, l’atelier devenant, en quelque sorte, un double du Salon.

12L’atelier est, enfin, présenté comme un lieu conforme aux valeurs bourgeoises des spectateurs. C’est un lieu de transmission et d’enseignement auprès d’élèves venus de l’extérieur (fig. 10, 11 et 32) ou auprès de ses enfants (fig. 22, 3, 43) et c’est un lieu qui manifeste la réussite de son propriétaire. Le prétendu « désordre » de l’atelier est en effet un désordre pittoresque, aménagé. Si les objets présents dans les ateliers ont parfois comme vocation de servir véritablement de modèles de travail, l’accumulation d’objets dépasse ce but. Les meubles cossus comme les tableaux encadrés témoignent du succès de l’artiste et lui servent ainsi de carte de visite auprès des acheteurs. Le décor vend l’artiste, en mettant en scène ses voyages, son goût de collectionneur, et son succès. L’artiste présenté en bon décorateur devient ainsi un modèle idéal pour le bourgeois amateur. L’atelier est en quelque sorte devenu, comme le dit P. Wat, un showroom. La fiction du collectionneur semble ici avoir pris le pas sur la fiction du créateur.

13Le désordre peut parfois adopter l’ordre du musée, lorsque l’artiste est photographié au milieu d’une collection d’objets d’arts anciens, comme l’est Albert Maignan, devant sa collection d’objets antiques et médiévaux présentés dans une vitrine. L’artiste est présenté ici dans le rôle rassurant de conservateur, qui contribue à la sauvegarde du patrimoine français.

14P. Wat conclut en soulignant que cet album et les « reportages photographiques » auxquels il s’apparente représentent une certaine classe d’artistes modérés, porteurs de l’idéologie bourgeoise du pouvoir. On ne trouve ainsi aucune trace de la condition parfois misérable des artistes au xixe siècle. Le terme de « reportage » est, de ce fait, largement illusoire. Ces images sont tout entières construites pour le spectateur. L’individualité de l’artiste a disparu au profit d’une image vitrine, comme l’attestent quinze photographies d’ateliers désertés par leur maître.

Regardées aujourd’hui, ces images prennent parfois l’allure de Vanités : étranges ateliers désertés par leurs maîtres, après qu’ils aient tenté d’y abolir les frontières séparant l’art de la vie.

15Représenter l’artiste en nature morte c’est, en effet, consacrer sa disparition, et l’ambiguïté du titre « Portraits d’ateliers » peut trouver ici sa signification.

16Dans un texte de six pages, Jérôme Delatour s’intéresse à la genèse de cet album et tente de définir la marque de fabrique du principal photographe de l’album, Edmond Bénard. L’album a été rempli de soixante‑et‑onze vues d’artistes provenant de campagnes photographiques attribuées à Bénard, puis complété par la suite de photos d’ateliers et d’artistes d’origines diverses. Les photos de Bénard ne sont pas signées mais obéissent à un cahier des charges strict : format du négatif, papier albuminé. Ce sont des portraits d’artistes exposant au Salon entre 1880 et 1890, photographiés en pied. Sur 194 artistes identifiés, on ne trouve aucun impressionniste, mais uniquement des artistes académiques, peintres en grande majorité. Le cadrage est large, le plus souvent horizontal. L’artiste pose devant son œuvre récente, en cours ou achevée. Ce sont ainsi des photos d’actualité. J. Delatour donne la preuve que l’auteur de ces photographies à la composition similaire est Bénard, en indiquant que des gravures de ces photographies furent publiées dans la Revue illustrée sous le titre de série « Nos artistes chez eux » et que le nom du photographe, « Edmond Bénard », fut cité dans le premier article de la série. Le timbre humide de Bénard se trouve en outre au dos d’un certain nombre d’épreuves de ces clichés. J. Delatour repousse de manière précise et convaincante deux autres attributions possibles, à Nadar ou à Fiorillo, de la série de photographies.

17J. Delatour établit que la prise de vues des ateliers s’est étalée entre 1884 et 1894 environ. La plus ancienne photographie d’atelier d’artiste de Bénard date de 1883. C’est celle de l’atelier de Jules Goupil, frère d’Albert, mort cette année‑là. Or, l’année suivante, Joseph Parkin Mayall, publie en six livraisons une série intitulée Artists at Home.

Dans le style et le projet, elle est extrêmement proche du travail de Bénard : les artistes choisis sont académiques (ils sont membres de la Royal Acadely) et posent exactement de la même façon que leurs homologues parisiens. (p. 29)

18J. Delatour avance ainsi l’hypothèse que le père d’Albert et de Jules, Adolphe Goupil, célèbre éditeur d’art, a pu, ayant entendu parler de la série de Parkin Mayall, passer commande à Bénard d’une série sur les artistes français à la mode. J. Delatour montre en effet que le sujet était bien dans l’air du temps puisque L’Illustration et la Revue Illustrée publièrent des séries semblables, respectivement intitulées « Les ateliers des peintres » et « Nos artistes chez eux » en 1886 et 1887.

19Bénard s’arrêta lorsque Goupil mourut mais eut des successeurs, notamment Dornac qui poursuivit pendant trente ans, de 1887 à 1917, une série intitulée Nos contemporains chez eux. Le type imposé par les photographies de Bénard perdura ainsi.

20Les informations apportées par J. Delatour sur la genèse de l’album invitent à s’interroger sur le genre auquel ces photographies appartiennent. Le titre de Portraits d’ateliers, qui semble vouloir nommer un genre de photographies mériterait en effet d’être interrogé. Peut‑être faudrait‑il aller voir du côté de la peinture, que ces photographies semblent vouloir imiter, pour trouver une origine plus lointaine du genre que celle des reportages photographiques mentionnés par P. Wat. Le format des photographies, la richesse des intérieurs représentés, l’effort de composition du décor et la rigidité de la pose des artistes, qui rappelle le portrait d’apparat, tout semble indiquer que ces photographies imitent un genre pictural, cherchant peut‑être ainsi à gagner ses lettres de noblesse.

21J. Delatour montre que le nombre de clichés par artiste dépend moins de sa notoriété que de la richesse de son intérieur. Il rappelle que l’artiste est parfois absent de l’atelier et parfois représenté dans l’ombre ou de dos. Le critique montre, en outre, que lorsque l’artiste est pris en photo plusieurs fois, sa position peut changer d’un cliché à l’autre. L’artiste est donc une pièce comme une autre du mobilier de l’atelier. On pourrait ainsi se demander, en lisant ces lignes, si le terme de « vues d’atelier » qu’emploie J. Delatour au début de son texte, ne serait pas plus adapté que celui de « portraits ». L’expression « reportage photographique » auquel P. Wat apparente ce type d’albums n’incluait en effet pas non plus le nom de « portrait ».

22Le terme de « vues » utilisé par J. Delatour placerait davantage les photographies dans le sillage des « vues d’intérieurs », comme celles qui ont été exposées au Musée de la vie romantique en 2012 dans le cadre de l’exposition Intérieurs romantiques dirigée par Gail S. Davidson et Daniel Marchesseau. Cette exposition présentait les aquarelles du xixe siècle de la collection Thaw du musée Cooper-Hewitt, qui témoignent du goût des européens du xixe siècle pour les vues des beaux intérieurs. Ce goût avait déjà été amplement montré par Mario Praz dans son ouvrage La Philosophie de l’ameublement. J. Delatour rappelle en outre que Bénard a réalisé beaucoup de vues d’intérieurs, comme celles de l’appartement d’Albert Goupil, fils d’un des plus célèbres marchands et éditeurs d’art au xixe siècle. Cédric Lesec rappelle également, dans ses notices, que Fiorillo, l’un des photographes de l’album, a publié en 1906 plus de cents vues d’Intérieurs d’ateliers d’artistes. Il souligne également, à plusieurs reprises, que la pièce photographiée est à mi‑chemin entre l’atelier, le bureau et le petit salon. On ne trouve parfois nulle trace du travail de l’artiste, ni de ses outils, ni de ses toiles, comme dans la photographie de l’atelier d’Auguste Cain (fig. 78). Le photographe de l’album est ainsi peut‑être moins mû par un intérêt pour la vie de l’artiste, comme ont pu l’être les nombreuses enquêtes sociales du xixe siècle, que par un goût esthétique pour les intérieurs, répondant à celui des amateurs bourgeois. Cela expliquerait la faible attention portée par ces photographies au travail proprement dit de l’artiste.

23Dans le catalogue de l’exposition Intérieurs romantiques, Daniel Marchesseau indique que beaucoup d’aquarelles d’intérieurs devaient servir de souvenir, de « memento vivi » d’un lieu dont le propriétaire avait disparu. Or, J. Delatour signale que la première photographie d’atelier d’artiste prise par Bénard fut celle de l’atelier de Jules Goupil, juste après sa mort, et a donc, elle aussi, le statut de souvenir. Il existe ainsi plus d’un point commun entre la démarche des peintres d’intérieurs et celle de Bénard. Cela n’invalide pas pour autant le choix du titre de « portraits d’ateliers » puisque les rédacteurs du catalogue d’exposition Intérieurs romantiques utilisent volontiers le terme de « portraits d’intérieurs » pour parler de ces vues, de même que Praz soulignait déjà à quel point l’ameublement d’un intérieur est une projection narcissique de soi. Il aurait cependant été intéressant de montrer les différentes origines possibles de ce mode de représentations d’ateliers pour souligner l’ambiguïté de l’objet de ces photographies (représente‑t‑on un homme ou un lieu ?) et la diversité des médiums susceptibles de les avoir influencées (lithographies, peintures et fictions).

24Ce livre est un véritable album, puisque, hormis les deux textes introductifs de P. Wat et J. Delatour, toute la place est laissée aux images. Les photos occupent la belle page, en face d’une notice placée sur la page de gauche. Les notices rédigées par C. Lesec donnent les clefs d’identification de l’artiste photographié, des lieux et des objets qui l’entourent. On ne peut qu’admirer le travail de recherche qui a permis l’identification de lieux et d’œuvres souvent obscurs. Chaque notice s’achève par des indications d’ouvrages sur l’œuvre de l’artiste représenté, la grande majorité de ces artistes étant très peu connus aujourd’hui.

25On peut regretter que les photographies ne soient pas du tout commentées pour elles‑mêmes. Ces images sont en effet traitées avant tout comme des documents permettant de dégager la représentation partagée de l’artiste, peintre et sculpteur, à une époque, mais rien n’est dit de l’art photographique lui‑même. Or, il semble que lorsque le photographe fait poser le peintre ou le sculpteur, il puisse nous dire quelque chose du rapport de la photographie aux Beaux-Arts.

26C’est ainsi au regard du lecteur, en parcourant ces images, d’essayer de les faire parler. On ne peut que confirmer les analyses de P. Wat en regardant ces photographies. L’artifice de la pose et de la mise en scène est en effet patent. Cette artificialité de la pose et la façon dont les artistes se placent au milieu de leurs œuvres donnent l’impression que l’artiste est une œuvre comme une autre. La rigidité dramatique du corps et la fixité du regard d’Émile François Chatrousse debout parmi ses sculptures en pied tendent à l’identifier à celles‑ci (fig. 1), Tristan Lacroix, peintre de scènes rustiques, pose parmi ses toiles représentant des moutons et des bœufs avec un bâton de berger (fig. 3, cf. infra), comme s’il vivait dans le monde de ses toiles, à la manière de Mary Poppins. La pose des artistes peut aussi rappeler parfois celle de leur œuvre. Émile Boisseau a le visage de profil, comme la sculpture de troubadour musicien à laquelle il fait mine de mettre la dernière main (fig. 8). Il porte une casquette qui évoque le bonnet du musicien et a la main droite orientée de la même manière que lui. Dagnan-Bouveret est assis au milieu de son atelier, accoudé à un fauteuil, sa palette sous le bras, dans la même pose que celle qu’il arbore sur la toile placée à côté de lui, sur laquelle il s’est représenté avec sa femme (fig. 9). Selon le même procédé, l’artiste Albert‑Pierre Dawant est assis dans la pose exacte, la même baguette à la main, que celle de son portrait qui lui fait face (fig. 14). Si le visage du peintre André Rixens, penché sur son dessin, assis à son bureau, se dérobe au regard du photographe, son regard nous est offert dans son portrait accroché au mur au‑dessus de lui (fig. 26). Le portrait d’Ernest Ange Duez est également accroché au mur, en haut à gauche de la photographie de son atelier. Les deux hommes, le portrait et l’artiste, regardent le photographe de trois-quarts (fig. 48). Le tableau encadré accroché au mur derrière Aristide Croisy pourrait aussi être son portrait, bien que la notice n’identifie pas l’œuvre (fig. 53). Un buste sculpté à côté du peintre Théodore Ralli lui ressemble également beaucoup (fig. 59).

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Photographie de Tristan Lacroix (fig. 3)

27La confusion entre les personnages vivants de l’atelier et les œuvres est parfois également favorisée par la présence du modèle peint. La photographie de l’atelier d’Henry Mosler le représente au milieu de toute une classe de femmes en train de faire le portrait d’une jeune femme située à droite de la photographie. D’autres portraits de femmes au mur participent à la démultiplication de ces visages féminins (fig. 10). Tout est ainsi fait, dans ces photographies, pour créer une confusion entre l’œuvre et la vie, pouvant rappeler la veine fantastique du roman d’artiste, dans laquelle l’œuvre dévore la vie. On pense au « Portrait ovale » d’Edgar Poe, traduit par Baudelaire dans les Nouvelles extraordinaires, dans lequel la réalisation du portrait tue la jeune femme représentée. L’art tue la vie en fossilisant le modèle en une pose figée et en préférant à la réalité de son corps son image embellie. C’est cependant au tour de l’artiste, cette fois‑ci, de faire les frais de cette pétrification.

28Les échos entre l’artiste et le milieu qui l’entoure peuvent exister aussi avec les objets qu’il collectionne. Albert Maignan, par exemple, pose au milieu de sa collection d’objets d’art médiévaux, et la statue du moine moustachu et barbu située au milieu de la photographie rappelle la grave figure du peintre (fig. 12). Sur le cliché qui suit, l’artiste est représenté de dos en train de regarder ses objets exposés dans la vitrine, comme s’il se regardait dans un miroir. Boulanger est, lui, assis en tailleur sur un divan oriental, devant des sabres rapportés d’Algérie. Sa position le fond, en quelque sorte, dans ce décor orientaliste. Pas de trace de chevalet ou de palette, l’artiste n’est pas représenté comme créateur mais comme création (fig. 34).

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Photographie de Ignace Spiridon (fig. 17)

29Ignace Spiridon pose debout devant ses portraits encadrés exposés les uns derrière les autres selon un axe diagonal qui permet de bien les voir. Le peintre, dont le corps prolonge cet axe, semble ainsi faire partie de la collection de toiles, comme le souligne l’écho comique entre la canne qu’il tient de la même manière que la jeune danseuse de la toile située juste derrière lui (fig. 17). Les personnages des toiles semblent tous regarder l’objectif, comme le peintre, ce qui accentue la confusion entre les toiles et le peintre. La même direction du regard vers l’objectif du personnage de la toile et de l’artiste est également troublante dans la photographie d’Émile Louis Foubert. Elle crée une forme de complicité entre la toile et l’artiste, qui habitent le même espace envahi par le photographe (fig. 25).

30Ainsi, les échos savamment mis en scène entre objets de collection, œuvres et artistes, donnent le sentiment que l’artiste, comme les rares animaux présents dans les photographies, a, lui aussi, été empaillé par le photographe.

31L’impression de « vanité » que peut ressentir le lecteur devant les images des ateliers vides se généralise devant tous ces clichés où l’empilement des objets évoque davantage des greniers que des ateliers. Ces clichés posent, de manière consciente ou inconsciente, la question de la vanité d’un art reproductif, et cette question se pose de manière encore plus aiguë, à l’heure de la photographie. Il est significatif que l’écrasante majorité des artistes représentés soient des portraitistes ou des peintres de scènes de genre, c’est‑à‑dire des artistes qui peignent le monde qui les entoure, en cherchant à le rendre avec ressemblance. Cette recherche de la ressemblance justifie la présence, dans l’atelier, de nombreux objets destinés à servir de modèles.

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Photographie de Paul Grolleron

32La photographie de Paul Grolleron, peintre de scènes de genre militaires, est particulièrement évocatrice. L’artiste est représenté en train de peindre une scène de combat. Les nombreux casques et baudriers posés sur une étagère doivent l’aider dans cette entreprise. Dans un miroir situé à gauche se reflètent également des fusils. Mais ce que l’on voit surtout, dans ce miroir, c’est une toile, la toile vers laquelle est dirigé le regard de Grolleron et que le spectateur ne verrait pas sans le reflet du miroir. Grolleron est en train de reproduire cette toile sur la toile de son chevalet. Le spectateur assiste ici à une forme de vertige de la reproduction. Grolleron a reproduit des objets de son atelier pour peindre une esquisse qu’il est en train de reproduire sur une autre toile sous nos yeux. Ce vertige de la reproduction naît aussi devant la photographie de l’atelier de Mosler et de sa classe de femmes, toutes en train de peindre le même modèle. Le visage du modèle, dont on voit une reproduction, est démultiplié par toutes les toiles des élèves. Cette manie de la reproduction fait écho au goût maniaque des bourgeois du xixe siècle pour les portraits, caricaturé par Champfleury dans la série de feuilletons Les Noirau, publiée dans le Corsaire-Satan en 1846, et par Murger dans les Scènes de la vie de bohème. À travers ces photos d’ateliers, c’est ainsi toute une société bourgeoise animée de la fureur de ses propres images qui est caricaturée. Nombreux sont les artistes de l’album qui se sont en effet fait une spécialité de la représenter, à travers les bustes de ses personnalités, des portraits, ou des lithographies de ses mœurs. Le musée de Dantan alignant une impressionnante collection de bustes de personnalités de l’époque, est, à cet égard, très représentatif. Les artistes qui nous sont présentés sont des artistes à succès qui flattent le goût bourgeois. Ce ne sont pas le Frenhofer de Balzac mais son Pierre Grassou.

33En voyant tous les objets censés aider l’artiste à peindre de manière ressemblante, on pense aussi au conte de Champfleury, Le Don César du musée de La Haye, publié dans L’Artiste en 1847 dans lequel l’excès de réalisme d’un artiste est caricaturé : l’artiste, spécialiste de nature morte, exigeait pour bien peindre de pouvoir manger les légumes qu’il peignait. Lorsqu’on lui réclame le portrait d’un défunt, qui aimait la chasse, le peintre s’habille en chasseur devant sa glace, et dira : « Oh !…la fantaisie, impossible. »

34Le souci d’exactitude de l’artiste disloque le réel, comme le montre la photographie de Louis Clermont-Gallerande assis devant une peinture équestre, la tête tournée vers une selle posée sur une petite table (fig. 23), ou les nombreux plâtres de bras et de pieds qui pendent en pièces détachées aux murs de l’atelier de Tristan-Lacroix (fig.3), de Frédéric Leroux (fig. 6), de Léon Perrault (fig. 40) ou surtout de Henri Plé (fig. 70). C’est comme si, pour représenter le réel, l’artiste devait d’abord le posséder dans l’espace clos de son intérieur. Cela explique la profusion d’objets rapportés d’orient par les peintres orientalistes, ou l’étrange mise en scène du paysagiste David Knight, qui peint une femme habillée en paysanne dans une serre, à l’abri du vent et de la pluie, devant des fagots de bois censés représenter la campagne environnante. La photographie révèle ici que, comme le disait Maupassant, les réalistes sont des illusionnistes. L’illusion est patente aussi dans la photographie d’André Rixens en train de peindre une femme dans une foule, assistant de dos à un concert. Le modèle est de dos, mais seule et appuyée sur un chevalet, et non sur l’épaule de quelqu’un comme sur la toile (fig. 27). La photographie de l’atelier de l’animalière Rosa Bonheur ne représente pas la ménagerie vivante qu’observait minutieusement la peintre, mais uniquement les animaux empaillés, les bois de cerf et les peaux de bêtes qui meublent la pièce, comme si l’artiste ne travaillait qu’avec des objets morts.

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Photographie de David Knight

35La vie est subrepticement réintroduite dans ces photographies par une certaine proximité avec la scène de genre. Le photographe a en effet parfois joué de la composition pour suggérer, sans les montrer, les mœurs ordinaires de l’artiste.

36Comme l’a montré B. Vouilloux dans sa conférence sur le « roman d’artiste » au xixe siècle, dans toutes les œuvres du genre, l’intrigue principale concerne la vie amoureuse de l’artiste. La question qui les traverse est celle de la possibilité de l’alliance de la vocation artistique et de la vie conjugale. Or, si les femmes sont absentes des photographies de l’album, leur présence est souvent suggérée. C’est ce qu’indique la notice de C. Lesec à propos de la photographie de Dagnan-Bouveret (fig. 9). Le fauteuil vide placé à côté du peintre souligne explicitement l’absence de sa femme, représentée à ses côtés dans la toile située à sa gauche. Comme le met en lumière P. Wat, on devine, dans la photographie de l’atelier de Luc-Olivier Merson (fig. 4), « sur une petite table, un ouvrage de dame comme oublié là par sa propriétaire ». Pour P. Wat, cette image peut rappeler le tableau de David, Les licteurs rapportent à Brutus les corps de ses fils (1789),

où un panier à ouvrage, dans l’espace privé des femmes, dit bien quel conflit tragique entre amour filial et défense de la patrie se joue dans la décision du consul Brutus de faire exécuter ses fils qui avaient comploté contre la République romaine. De même que chez David ce panier à couture joue un rôle d’emblème où se concentre tout ce que le mot intimité veut dire, on peut penser que dans cette photographie de l’atelier de Merson l’ouvrage au crochet n’a pas été oublié, mais sciemment laissé là, comme un motif destiné, dans la photographie, à faire sens. Par lui, il nous est rappelé que le sanctuaire est au milieu de la maison, et que, une fois le photographe parti, l’épouse du peintre pourra venir reprendre son activité, accompagnant ainsi de sa présence de muse domestique son mari en train de travailler. (p. 15)

37Les clins d’œil peuvent être plus grivois et rapprocher les photographies de lithographies de presse rappelant les liaisons entre artistes et modèles. La photographie de l’atelier d’Émile Foubert montre le peintre devant une large toile intitulée Rêverie qui représente une femme nue, couchée sur le côté, qui regarde lascivement le photographe (fig. 25). Derrière la toile se situe le divan sur lequel devait poser le modèle, comme le confirment le thermomètre et le réchaud fixés au mur. Le drap encore froissé du divan semble suggérer que le modèle vient de quitter la pièce et laisse le spectateur rêveur quant aux relations du peintre avec la belle femme de la toile. La vie intime de l’artiste nous est dérobée en même temps que suggérée par des traces. La photographie peut ainsi rejoindre les représentations topiques de l’artiste véhiculées par la fiction et les lithographies.

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Photographie d’Émile Foubert

38La photographie de l’atelier de Frappa, connu pour ses peintures satiriques des mœurs ecclésiastiques, adopte une mise en scène comique. Deux femmes d’un certain âge, aux allures respectables, reçoivent les conseils du maître, tandis qu’une de ses toiles, La Pélerine, regarde le photographe d’une manière aguicheuse suggestive (fig. 32). Sur le second cliché de Frappa, une femme nous regarde à nouveau avec coquetterie tandis que Frappa ne nous regarde toujours pas (fig. 33). Un jeu entre les modèles féminins gracieux et le photographe semble ainsi s’instaurer à l’insu de l’artiste. Un même jeu apparaît dans la photographie de l’atelier de Léon Perrault. L’artiste dessine un modèle dérobé à notre regard, tandis que la jeune fille de la toile située derrière lui semble regarder son travail par dessus son épaule, d’un air amusé. Cette complicité des modèles des toiles avec le photographe souligne que c’est pour lui qu’elles posent désormais. La paysanne de la serre de David Knight et le modèle de l’atelier d’Henry Mosler ont détourné leur regard du peintre pour se poser sur le photographe, semblant inaugurer ainsi un « roman du photographe ».


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39Cet ouvrage est un très bel album, bien présenté et richement annoté d’informations précises et argumentées. Les images ainsi mises en valeur fascinent et éveillent l’imagination. La thèse de l’introduction de Pierre Wat est très convaincante et confirmée par l’observation des photographies. On regrette cependant que le seul statut du sujet des photographies, l’artiste, y ait été interrogé et que la question du statut de ces photographies elles‑mêmes et de leur lien avec les arts qu’elles représentent n’ait pas été posée. Ces photographies fin de siècle, en représentant la vanité d’une peinture et d’une sculpture fondées exclusivement sur la ressemblance, rappellent un article de Francis Wey paru dans le journal de la société héliographique La Lumière, « De l’influence de l’héliographie sur les beaux-arts », paru en 1851. Dans cet article, Francis Wey écrit que la photographie menace les arts qui se contentent de recopier la nature, non ceux qui l’interprètent. Les artistes académiques maniaques de ressemblance représentés dans les albums paraissent donc bel et bien menacés par le photographe, qui les invite peut-être à sortir de leurs ateliers, en dehors de l’image, pour ne pas y mourir asphyxiés.

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