Livres illustrés et livres d’artistes
La présence d’illustrations dans les livres, notamment sous la forme de planches, a été l’un des premiers critères désignant les volumes à transférer à la Réserve. Il fut donc appliqué dès le début de la constitution du fonds. On privilégia certainement les éditions françaises, les planches mises en couleurs, les livres de cour, et, d’une manière plus générale, les exemplaires qui se présentaient dans la condition la plus luxueuse. En France, ces livres étaient désignés jusqu’au XVIIIe siècle sous l’expression de « livres à figures ». Ce n’est qu’au début du XIXe siècle que les termes « illustration » et « illustré », empruntés à l’anglais firent leur apparition et devinrent d’usage courant.
L’essor de la gravure en taille-douce au XVIe siècle
Liée à la notion de reproductibilité mécanique, l’illustration fait son apparition dans le livre imprimé à partir des années 1470 et prend petit à petit toute son ampleur à la fin du XVe siècle. Le XVIe siècle se caractérise par une maitrise technique accrue de l’art de l’estampe, qu’il s’agisse de la gravure d’épargne, sur bois, ou de la gravure en taille-douce, sur cuivre. La gravure sur bois présente le double avantage de pouvoir être imprimée avec une presse typographique, donc en même temps que le texte, ou du moins dans le même atelier, et de permettre de gros tirages, à des dizaines de milliers d’exemplaires. La gravure en taille-douce, exceptionnellement employée au XVe siècle (Sanctae Peregrinationes de Breydenbach, Lyon, 1488), se développe à partir du milieu du siècle. Cet essor donne une nouvelle forme au livre, la gravure en taille-douce nécessitant l’utilisation d’une presse à cylindre spécifique, différente de la presse typographique à plateau : le texte et l’image sont de fait imprimés séparément, avec planches hors-texte. Le livre comporte dès lors moins d’illustrations. Celles-ci prennent la forme de planches séparées, de frontispices et de portraits, joints au texte. A titre d’exemple, voir l’édition des Opera de Sénèque de Juste Lipse, publiée à Anvers en 1615.
Les livres enluminés et coloriés : un goût toujours affirmé du XVe au XVIIe siècle
Au XVIe siècle et à plus forte raison au XVIIe siècle, le livre imprimé s’est affranchi du manuscrit qu’il imitait à ses débuts. Une certaine nostalgie de la magnificence des manuscrits enluminés a néanmoins conduit à enluminer aussi les exemplaires de luxe des livres imprimés, notamment ceux tirés sur vélin, en les enrichissant de peintures à pleine page, recouvrant parfois entièrement les gravures sur bois de livres illustrés en noir. Tel est le cas des exemplaires de dédicace présentés au roi Charles VIII par le libraire Antoine Vérard au XVe siècle. Dans un registre moins prestigieux, les illustrations gravées en noir furent aussi parfois rehaussées de couleurs, à la main. La Réserve conserve ainsi de nombreux livres scientifiques, enluminés ou coloriés, souvent des exemplaires de dédicace ou de présentation aux souverains, somptueusement décorés, par exemple le De dissectione partium humanis corporis de Charles Estienne (Paris, 1545), l’Astronomique discours de Jacques Bassantin (Lyon, 1557), ou la Selenographia de Hevelius (Dantzig, 1647).
Au début du XVIIe siècle, l’usage de la gravure sur métal se généralise pour les illustrations principales, l’emploi de la taille d’épargne perdurant pour les ornements qui structurent le texte (bandeaux, culs-de-lampes). Le XVIIe siècle est l’époque des éditions monumentales telle l’Alaric de Georges de Scudéry (Paris, 1654) dédié à la reine Christine, dont l’exemplaire relié à ses armes est conservé à la Réserve. Vers 1640 apparaissent de somptueuses éditions destinées avant tout à célébrer la pompe royale et ses fêtes, aux temps de Louis XIII et surtout de Louis XIV. Ils constituent de véritables recueils d’estampes, comme l’ouvrage d’Antoine de Pluvinel, Maneige royal (1623) ou les Plaisirs de l’île enchantée (1664), gravés par Israël Silvestre.
L’utilisation de la taille-douce permit aussi, au XVIIe siècle, de mettre encore plus étroitement la gravure au service de la science. Les livres de plantes ont ainsi souvent été illustrés par de très grands graveurs, dont le talent, nécessaire à la qualité scientifique, en faisait aussi des œuvres d’art. Mentionnons les remarquables planches exécutées entre 1672 et 1676 par Nicolas Robert, Abraham Bosse et Louis de Châtillon, pour l’illustration du projet de l’Histoire des plantes de l’Académie des sciences. Le souci de conjuguer valeur scientifique et dimension artistique se manifeste également dans les ouvrages ornithologiques. Cette préoccupation n’est pas étrangère à l’évolution des techniques utilisées. C’est en partie pour obtenir un meilleur rendu du plumage que l’Uccelliera de Giovanni Pietro Olina (Rome, 1622) fut le premier livre ornithologique d’importance à préférer la gravure sur cuivre à la gravure sur bois.
Livres de vignettistes et livres de peintre
Le XVIIIe voir se développer l’usage des gravures de petit format, souvent à encadrement, appelées « vignettes », comme par exemple celles de Charles Eisen, qui illustrent l’édition dite des Fermiers généraux des Contes de La Fontaine, parue en 1762. Ce genre de gravure sera également en faveur au XIXe siècle, comme par exemple les vignettes de Tony Johannot pour l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux de Charles Nodier, publiée en 1830
En annonçant, en 1797, que les « estampes » de ses éditions « ne ressemblent en rien aux vignettes que l’on voit communément dans les livres », l’éditeur Pierre Didot l’aîné (1761-1853) distingue pour la première fois de l’illustration courante des vignettistes celle des artistes avec lesquels il a décidé de travailler pour ses monuments typographiques, les peintres Jacques-Louis David (1748-1825), Anne-Louis Girodet (1767-1824), François Gérard (1770-1837) et Pierre-Paul Prud’hon (1758-1823). Il fait ainsi œuvre de précurseur, inventant d’une certaine manière le « livre de peintre ».
Alexander Pope. Œuvres complètes traduittes en françois
Gravure sur bois « de bout » et lithographie : la diffusion de l’image au XIXe siècle
Le livre romantique tranche avec la nouvelle approche proposée par Didot, avec le recours à des vignettes, cette fois imprimées sur bois « de bout », technique qui se répand à Paris à partir de 1817, grâce à l’installation de graveurs anglais. Cette technique, initiée en Angleterre à la fin du XVIIe siècle par Thomas Bewick, utilise des blocs de bois coupés dans le sens transversal de l’arbre, travaillés à l’aide de burins et d’échoppes. Le buis est le plus fréquemment choisi pour sa densité et sa dureté. Les vignettes du livre romantique se coulent ainsi, à l’ancienne, dans le texte avec lequel on les imprime, d’un même mouvement de machine. Ces bois ont en outre l’avantage de supporter des tirages considérables. Le vignettiste du XVIIIe siècle plaçait et comptait ses gravures en fonction des divisions du livre. L’illustrateur romantique est libre de faire comme bon lui plaît. C’est l’usage de cette nouvelle technique, permettant de combiner à l’envie images et textes, qui a permis le développement sans précédent du livre et de la presse illustrés au XIXe siècle.
Une autre innovation, mise au point à la fin du XVIIIe siècle en Allemagne par Aloys Senefelder, va contribuer à la diffusion en masse de l’image au XIXe siècle : la lithographie. Ce nouveau procédé d’impression est fondé sur l’utilisation d’une pierre calcaire sur laquelle l’artiste dessine ou écrit à l’aide d’une encre spéciale. Il s’appuie non pas sur l’usage du relief ou du creux, mais sur un principe chimique, celui de la répulsion entre l’eau et les matières grasses. L’impression lithographique, qui se développe tout au long du XIXe siècle, connaît son apogée au cours de la période 1840-1860. Cette nouvelle technique, également utilisée pour illustrer le livre sous forme de planches hors textes, n’entre pas pleinement en concurrence avec l’usage de la gravure sur bois « de bout ». Elle est plus particulièrement employée dans certains domaines du livre illustré : l’art, l’histoire, la science, la religion, le voyage. Ajoutons les livres pour enfants. Le déclin du procédé est notamment dû à l’essor de la reproduction photographique.
Livres de bibliophilie et livres d’artiste
Dans le dernier quart du XIXe siècle, grâce aux nouvelles techniques qui permettent la reproduction de la photographie et son intégration dans le processus de fabrication du livre, l’illustration entre encore davantage dans l’ère de la production industrielle de masse. Ce nouveau procédé aboutit à une césure dans le monde de l’édition illustrée : d’un côté, l’édition courante, produite à grande échelle, recourant à l’usage de la photographie ; de l’autre, l’édition à tirage confidentiel, faisant l’objet d’une fabrication artisanale et s’appuyant sur les techniques traditionnelles de l’estampe. L’édition de luxe se développe alors selon deux directions : le « livre de bibliophile », qui tend à sauvegarder un savoir-faire artisanal et technique ; le « livre d’artiste », qui vise plutôt à l’expérimentation artistique.
À partir de 1873, les « amis du livre » se rassemblent en sociétés et éditent eux-mêmes à tirages limités des livres illustrés répondant à leurs attentes. Le « livre de bibliophile » propose ainsi les illustrations d’un artiste reconnu ou d’un illustrateur professionnel autour d’un texte classique de la littérature ancienne ou moderne. La mise en page reste conventionnelle.
Parallèlement, très lentement d’abord dans le dernier quart du XIXe siècle, puis de façon plus marquée dans le premier tiers du XXe siècle, les « livres de peintre », ou encore « livres d’artiste », signent leur véritable acte de naissance grâce aux relations entretenues par certains éditeurs avec des artistes. Ce type de livre illustré est publié par des marchands d’art comme Ambroise Vollard (1866-1933), Daniel-Henry Kahnweiler (1884-1979) ou Aimé Maeght (1906-1981) et des éditeurs spécialisés comme Albert Skira (1903-1973) ou Tériade (1897-1983). Contrairement au « livre de bibliophile », le livre d’artiste précède la demande du public. Dans la relation de l’image au texte qu’introduit ce nouveau genre de livre illustré, le peintre apparaît beaucoup plus libre qu’auparavant : le statut de l’artiste s’est encore affirmé et les textes qui accompagnent les illustrations sont assez rarement des classiques mais plutôt de nouvelles œuvres d’amis.
La donation de la collection de Maurice Audéoud (1864-1907) en 1898 à la Bibliothèque nationale, acceptée en 1909, marque un tournant dans l’histoire de la collection de livres illustrés de la Réserve : elle marqua en effet l’entrée de 650 volumes de luxe illustrés par la plupart des artistes en vogue entre 1880 et le début du XXe siècle, tirés à petit nombre sur beau papier et souvent très bien reliés, notamment par Marius-Michel (1846-1925), figure de référence dans la reliure de l’époque. Grâce à l’éclectisme qui y prédomine, c’est l’un des plus beaux ensembles témoignant des débuts de l’édition pour bibliophiles, où l’on retrouve les principaux éditeurs d’art parisiens (comme Carteret, Piazza, etc.), comme des « livres de peintre ».
Grâce à la générosité de créateurs, d’artistes ou d’éditeurs, ou à celle de leurs proches, la Réserve a vu ces dernières décennies entrer des ensembles d’œuvres, des livres imprimés, mais aussi des maquettes, des recherches graphiques, des exemplaires enrichis et même des archives et des correspondances, représentatifs de l’activité artistique et éditoriale du XXe siècle, qu’aucune politique d’achat n’aurait pu reconstituer s’il y avait eu vente et dispersion. On peut à ce titre mentionner la dation Sonia Delaunay (1885-1979) en 1997, les grands dons de d’Hélène Iliazd, femme de l’éditeur Iliazd (1894-1975), en 1978 et 1985, des éditeurs Guy Lévis Mano (1904-1980) en 1980 et Pierre André Benoît (1921-1993) en 1986, ou encore, plus récemment, en 2008, de Jacqueline Trutat (2008) avec la collection constituée avec son mari Alain Trutat (1922-2006) autour de Paul Eluard.
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